Le sujet chaud du climat, partie 2


Dans cette partie je vais traiter l’argument évoqué par Ismaïl dans sa vidéo et qu’on peut trouver avec plus de détails dans [4, p56] le livre de Koonin qui a servi de source à la vidéo. J’avais laissé de côté cet argument dans mon premier article sur le sujet car son énonciation et sa réfutation font appel à des concepts physiques assez subtils que je souhaitais prendre le temps de bien présenter. C’est aussi pourquoi le présent article sera bien plus technique que sa partie 1.

I. Flux energétiques terrestres

Avant de présenter l’argument, il va falloir introduire plusieurs concepts de climatologie.

A. Le bilan énergétique de la Terre

La seule source de chaleur significative de la Terre est le Soleil, qui la réchauffe par rayonnement. Sans lui, elle se refroidirait progressivement jusqu’au zéro absolu.

Le Soleil rayonne de la lumière avec une énergie qu’on mesure ici en Watt par mètre carré, et qui représente la quantité d’énergie reçue si la Terre avait la forme d’un panneau de $1\,m^2$ faisant face au Soleil. On appelle ce flux d’énergie la constante solaire et elle mesure $1360,8 \pm 0,5 \, W/m^2$ [5]. Comme la Terre est ronde, il faut ajuster le calcul[^1] et le flux d’énergie moyen n’est plus que de $340 \pm 0,2\, W/m^2$. C’est la première flèche dans la Figure 1.

Toute cette énergie n’est pas absorbée par la Terre, une partie est réfléchie par les nuages, la banquise ou toute autre surface selon sa capacité à renvoyer la lumière. C’est ce qu’on appelle l’albédo. On estime à $100\, W/m^2$ le rayonnement réfléchi, c’est la seconde flèche dans la Figure 1.

Parallèlement à la lumière du Soleil, la Terre émet un rayonnement infrarouge dit “de corps noir”. Ce rayonnement évacue l’énergie reçue par la Terre et est uniquement lié à sa température : ce rayonnement est d’autant plus intense que la Terre est chaude. C’est pour elle une source de refroidissement estimée à $239\,W/m^2$ et c’est la troisième flèche de la Figure 1. On retrouve d’ailleurs le chiffre donné par Koonin dans [4, p56] : “The sunlight energy absorbed by the earth (and hence the heat energy radiated by the earth) amounts to an average of 239 W/m2.”

Toutefois, contrairement à ce qui est évoqué par Ismaïl, comme $340-100 = 240 > 239$1, on observe un déséquilibre énergétique pour la Terre, qui se réchauffe petit-à-petit. Il est estimé par le GIEC à $1,0 \pm 0,2\, W/m^2$ [7, p7].

Il est important de noter que toutes ces grandeurs peuvent être mesurées par satellites, et ne proviennent pas des modèles climatiques évoqués dans la partie 1 et par Ismaïl.

Figure 1.

B. Le forçage radiatif

Ce déséquilibre est la source de ce qu’on appelle le forçage radiatif (d’ici abrégé FR). La définition officielle du FR est franchement compliquée, voyez plutôt, mais on peut le vulgariser comme suit. Relativement à une période où la Terre était à l’équilibre énergétique (en gros avant les activités industrielles humaines et l’augmentation des températures, vers 1850), on regarde quels facteurs provoquent le déséquilibre énergétique de la Terre. Le GIEC a identifié plusieurs facteurs, dont on va maintenant passer en revue les principaux, qui sont représentés sur la Figure 2. Il est important de noter que les chiffres sont ceux du 5è rapport du GIEC publié entre 2013 et 2014. On peut trouver des chiffres plus récents et plus précis, où en particulier les marges d’erreur sont plus petites, dans le 6è rapport [1, p959], mais j’ai choisi de reprendre ceux de Koonin et d’Ismaïl pour ne pas embrouiller le lecteur.

Le premier d’entre eux est l’effet des GES, dont le plus important est le CO2. Ils contribuent à hauteur d’environ $2,6\,W/m^2$ au FR. La façon dont cette valeur a été mesurée pour obtenir la Figure 2 est expérimentale : par satellite on peut mesurer la part de rayonnement terrestre absorbée par le CO2 atmosphérique, et donc déduire l’énergie piégée dans l’atmosphère. On peut avoir un peu plus de détails dans cette vidéo, et beaucoup plus de détails dans cette vidéo2, mais l’important est de noter que cette mesure ne repose pas sur les modèles climatiques.

Le second facteur de FR sont les aérosols. Ce sont des particules fines en suspension dans l’air émises par les activités humaines. Elles contribuent de différentes manières au FR, principalement en augmentant l’albédo. La valeur de FR mesurée est de environ $-1,5\,W/m^2.

Je m’attarde enfin sur deux derniers petits contributeurs pour le FR car je vais revenir dessus plus bas. La transformation des sols par l’humain change l’albédo terrestre de manière minime. La variation de la constante solaire est encore plus petite, et la marge d’erreur associée est également négligeable.

On obtient finalement une contribution humaine totale au FR d’environ $1,5\pm 0,9\, W/m^2$3.

Figure 2. Les différents FR d'après le 5ème rapport du GIEC.

C. Les boucles de rétroaction

Il est important de comprendre deux subtilités sur le concept de FR. Je vais les exposer, mais je dois commencer par expliquer ce qu’est le concept de boucle de rétroaction, déjà bien présenté par Ismaïl à partir de 11min50s dans sa vidéo sous le terme d’effets indirects. Il existe des boucles de rétroaction négatives au RC. Par exemple, si les émissions de CO2 augmentent, les végétaux qui se nourissent de CO2 par la photosynthèse prolifèrent et ce faisant absorbent plus de CO2 qu’auparavant. C’est une boucle de rétroaction qui atténue le RC. Il existe aussi des boucles de rétroaction positives. Par exemple, à mesure que les températures augmentent, les banquises blanches fondent, laissent apparaitre la roche sombre en dessous et ce faisant diminuent l’albédo terrestre. C’est une boucle de rétroaction qui amplifie le RC.

Première subtilité, et contrairement à ce que dit Ismaïl à 12min38s : “On observe donc, en prenant en compte à la fois les effets directs et indirects des émissions de CO2 un bilan total [de FR] en faveur du réchauffement” ; les effets indirects des différents contributeurs au FR ne font pas partie du FR. Seuls les effets directs comptent dans la définition du FR. C’est pourquoi par exemple le facteur “Albédo” de la Figure 2 n’est pas plus grand : seuls les changements sur la surface terrestre qui sont directement causés par l’homme sont inclus. La fonte des banquises n’est qu’une conséquence des émissions de CO2, elle n’est donc pas prise en compte dans le facteur de FR “variation d’albédo”.

Deuxième subtilité, on ne peut pas déduire directement l’augmentation des températures à partir du FR. En effet, ça dépend d’une part du temps que les contributeurs au FR mettront à disparaitre. Par exemple il est bien connu que le CO2 persistera des milliers d’années dans l’atmosphère, tandis que le méthane émis aujourd’hui disparaitra dans quelques décennies. D’autre part, à mesure que la planète va se réchauffer, on a vu qu’elle va évacuer plus de chaleur dans l’espace et le déséquilibre énergétique ainsi que le FR vont se résorber. En revanche, si on a vu que la valeur du FR n’a rien à voir avec les boucles de rétroaction dont on a parlé, la vitesse de retour à l’équilibre du FR va être influencée par ces boucles de rétroaction.

II. L’argument des 1%

L’argument de Koonin est le suivant. Les flux d’énergie dans le système Terre sont énormes, le Soleil à lui seul apporte à la Terre $240\,W/m^2$ (Figure 1). Les émissions de GES ne représentent un apport d’énergie par rapport à l’ère préindustrielle de seulement $1,5\, W/m^2$ avec une énorme marge d’erreur. De plus, le système Terre est très complexe, avec des boucles de rétroaction dans tous les sens, que les modèles climatiques peinent à reproduire. Il faudrait donc pouvoir mesurer avec une précision extrême tous les flux énergétiques et les boucles de rétroaction, ainsi que leurs variations depuis l’ère préindustrielle, pour pouvoir isoler la petite influence des GES.

La majorité de son argumentation s’appuie sur un graphique, dont je mets la version originale tirée de [6] dans la Figure 3.

Figure 3. Le FR, tel qu'utilisé dans la vidéo.

III. L’explication

On a à présent tous les outils pour analyser l’argument.

Premièrement, Ismaïl raisonne sur un graphique portant sur le FR. Or, on l’a vu, les boucles de rétroaction ne sont pas prises en compte dans ces travaux. Ceci simplifie considérablement le travail, car d’une part il n’y a plus qu’une poignée de causes possibles (indiquées sur les Figures 2 et 3), et d’autre part on peut se contenter de mesurer le forçage radiatif dû au CO2 plutôt que de travailler avec les modèles dont parle Ismaïl.

Deuxièmement, effectivement ce serait très difficile d’attribuer le FR aux émissions de GES (estimée à environ $1,5\,W/m^2$) si on avait une incertitude de 50% sur l’énergie apportée par Soleil à la Terre (estimée elle à $240\,W/m^2$). Mais la grosse incertitude4 ne porte pas sur l’énergie apportée par le Soleil, mais sur le FR dû aux GES. D’ailleurs on connait très bien l’incertitude sur l’énergie apportée par Soleil à la Terre, elle est minime ! La Figure 3 dans la vidéo contenait d’ailleurs déjà cette valeur : les fluctuations de FR dû au Soleil sont de maximum $0,2\,W/m^2$. Ainsi, lorsque Ismaïl dit qu’il faudrait une précision extrême pour conclure quoi que ce soit, ce qu’il demande pouvait déjà être trouvé dans sa propre vidéo ! Par ailleurs, ceci est confirmé par le fait que la valeur de FR dû au “Rayonnement solaire” dans la Figure 2 est toute petite. Et c’est bien normal, les cycles solaires sont un champ de recherche bien connu, et en théorie mesurer la puissance lumineuse du Soleil n’est pas bien compliqué (même si bien sûr construire un tel instrument en pratique est une autre histoire).

Conclusion

On a trois faisceaux d’indice convergents qui nous justifient à penser que le RC est d’origine humaine.

D’abord, comme on l’a vu, on a mesuré (plutôt que modélisé) un déséquilibre énergétique. On a aussi mesuré la contribution directe des différents facteurs de réchauffement ou refroidissement, et il s’avère que les facteurs humains donnent un réchauffement assez proche de celui observé.

Ensuite, et le lecteur attentif pourra s’être posé de lui-même la question, le concept de FR ignore les effets indirects / boucles de rétroactions. Or, il faut les prendre en compte. Et évidemment les scientifiques y ont pensé aussi, et ont produit des études à ce sujet. Il s’agit d’études utilisant les modèles dont on a parlé dans l’article précédent, qui reproduisent les boucles de rétroactions (et qui ont fait la preuve de leur pouvoir prédicitif !). La méthode est la suivante. On fait tourner les modèles de deux manières : avec la présence du facteur dont on veut tester l’influence, et sans ledit facteur. Le résultat est celui qu’on peut observer dans la partie b) au milieu de la Figure 4 tirée de [7, p7]. On retrouve encore à peu près la même contribution que précédemment pour les effets directs et indirects des facteurs humains au RC.

Enfin, il y a le simple bon sens. Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, la concentration de GES dans l’atmosphère a explosé comme jamais auparavant, et les températures montent rapidement. Or, les GES ont un pouvoir réchauffant, personne ne le nie, et c’est un fait connu depuis le XIXè siècle. Des calculs théoriques relativement simples permettent de déduire la température d’équilibre de la Terre en fonction de la concentration de CO2, par exemple ici à 4min21s, qui donnent peu ou prou les mêmes valeurs que celles observées.

Ces trois méthodes de raisonnement sont très différentes, l’une est observationnelle, l’autre utilise des modèles climatiques, tandis que la dernière est théorique. Or, toutes pointent dans la même direction, celle d’une cause anthropique au RC observé. Individuellement, chacune de ces méthodes résiste aux critiques de Ismaïl, Koonin et autres et serait à elles seules une preuve suffisante que le RC est d’origine humaine. Le fait que les trois soient unanimes rend encore plus difficile de nier ce qui est aujourd’hui un fait scientifique bien établi : “Le réchauffement observé est dû aux émissions issues des activités humaines, le réchauffement dû aux gaz à effet de serre étant partiellement masqué par le refroidissement dû aux aérosols”.

Figure 4. A gauche le réchauffement observé, au milieu les résultats des études avec les modèles, à droite les résultats des études sur le FR.

Abbréviations

  • RC : Réchauffement climatique.
  • GES : Gaz à effet de serre (CO2, CH4, etc).
  • RCP : scénario d’anticipation du GIEC, classés par le réchauffement maximal atteint. RCP2,6 est le scénario optimiste, où le monde arrive à limiter ses émissions de GES et le RC. RCP8,5 est le scénario pessimiste où rien n’est fait.
  • FR : forçage radiatif.

Bibliographie

  • [1] : AR6 WG1 FR
  • [2] : AR6 WG2 FR
  • [3] : AR1 SR FR
  • [4] : Steven E. Koonin, Unsettled, 2021.
  • [5] : Kopp, G., and J. L. Lean (2011), A new, lower value of total solar irradiance: Evidence and climate significance, Geophys. Res. Lett., 38, L01706, doi:10.1029/2010GL045777.
  • [6] : Hansen, J., Sato, M., Kharecha, P., and von Schuckmann, K.: Earth’s energy imbalance and implications, Atmos. Chem. Phys., 11, 13421–13449, https://doi.org/10.5194/acp-11-13421-2011, 2011.
  • [7] : AR6 RD

###Notes de bas de page [^1]: La surface de la Terre est de $4\pi r^2$ où $r$ est le rayon de la Terre. Mais vue du Soleil elle a la forme d’un disque d’aire $\pi r^2$. Donc le flux d’énergie moyen est simplement la constante solaire divisée par 4.

  1. Ce calcul est fait grossièrement sans prendre en compte les marges d’erreurs, mais le lecteur pointilleux trouvera plus de détails dans [1, Section 7.2]. 

  2. Cette vidéo répond aussi à deux arguments classiques des climatosceptiques qui ne sont pas présents dans la vidéo d’Ismaïl : la saturation de l’effet de serre par CO2, et le fait que les hautes couches de l’atmosphère refroidissent. 

  3. La valeur mesurée dans le 6è rapport est plutôt de $2,72\pm 0,76\,W/m^2$. 

  4. On l’a vu plus haut, cette incertitude est fortement modérée par le 6è rapport du GIEC. 




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